Les baleines peuvent-elles avaler les humains ?

Publié par Revue ESPÈCES, le 9 décembre 2024   120

Image de couverture : Jonas recraché par la baleine, célèbre épisode biblique (gravure du XVIIIe siècle). Le monstre se rapproche plus d’un poisson géant que d’une baleine proprement dite.

Auteur

Jean-Pierre Sylvestre, naturaliste, spécialiste des cétacés, ORCA, Canada – Green-Armada, France

Cet article est issu du numéro 54 d'Espèces - décembre 2024 – février 2025 avec l'aimable autorisation de l'auteure. Je m'abonne



Le mythe biblique de Jonas et de la baleine, qui prend ses racines dans l’Antiquité, fut très populaire au Moyen Âge, époque au cours de laquelle les aventures rocambolesques de Jonas furent souvent contées. Tout le monde connait cette histoire : Jonas aurait été avalé par une “baleine” – ou, du moins, un poisson marin monstrueux – et resta trois jours dans son ventre avant d’être recraché. Quel est ce monstre marin qui avala Jonas ? L’expression hébraïque employée dans le livre de la Genèse (Genèse 1.21), gadowl dag, signifierait littéralement “grand poisson”. Quant à sa traduction grecque kêtos, elle désigne tout simplement une grande créature marine ou un monstre marin. Beaucoup de traducteurs transcrivent incorrectement kêtos par “baleine” et nombreuses sont les traductions qui réécrivent l’histoire sur le dos des baleines. Mais les baleines sont-elles capables d’avaler un homme ? Et si oui, connaissons-nous quelques cas ?

Saut de rorqual à bosse dans les eaux de l’estuaire du Saint-Laurent au Canada (Québec ; cliché J.-P. Sylvestre).
Saut de rorqual à bosse dans les eaux de l’estuaire du Saint-Laurent au Canada (Québec ; cliché J.-P. Sylvestre).

Pour répondre à la première question, je vais le faire à la façon normande : peut-être bien que non, peut-être bien que oui ! Pourquoi non ? La baleine est incapable d’avaler un humain car même l’œsophage du rorqual bleu (Balaenoptera musculus) – le plus grand vertébré du monde vivant connu avec ses 33 m de long – ne fait qu’une dizaine de centimètres de diamètre seulement. En revanche, le cachalot (Physeter macrocephalus) – qui n’est pas une baleine à proprement parler mais le plus grand des cétacés à dents (Odontocètes) – a le gosier bien plus large : ce qui fait de lui le seul cétacé capable d’avaler un homme ! Ce fait semble être connu depuis très longtemps : au XVIIe siècle, Samuel Bochart, un érudit protestant spécialiste de “zoologie biblique”, tenta de rationaliser le mythe de Jonas en avançant qu’il avait précisément été avalé par un cachalot !

Dans la gueule des rorquals

Veau de rorqual à bosse dans les eaux claires de Silver Banks, Atlantique Nord tropical (cliché J.-P. Sylvestre).
Veau de rorqual à bosse dans les eaux claires de Silver Banks, Atlantique Nord tropical (cliché J.-P. Sylvestre).

Ces dernières années, nombres d’articles sont parus dans les médias internationaux qui relataient l’histoire de plongeurs, de pêcheurs ou de simples touristes soi-disant “avalés” par des baleines. Dans ces cas, il ne s’agit pas d’agressions mais d’accidents et le terme “avaler” n’est certes pas approprié car, ainsi que nous venons de le voir, les baleines ne peuvent pas avaler un humain. Le terme “engouffrer” serait plus juste. Les victimes de tels incidents sont des personnes nageant ou naviguant sur un site d’alimentation de rorquals (ou baleinoptères), la plupart du temps des rorquals à bosse ou mégaptères (Megaptera novaeangliae). Ces nageurs “happés” par les grands cétacés lors de leurs comportements de précipitation alimentaire* sont automatiquement recrachés. Les rorquals ouvrent largement leur bouche dans les bancs de poissons ou de krill, parfois aveuglement, puis la referment et laissent échapper l’eau à travers leurs fanons. On dit que les rorquals sont des “engouffreurs”. Parfois, des humains se trouvent accidentellement sur la trajectoire alimentaire de ces mammifères marins et se font donc… engouffrer. En mars 2019, Rainer Schimpf, plongeur sud-africain, est happé par un mégaptère qui chassait au large de Port Elizabeth. En novembre 2020, ce sont deux kayakistes, Liz Cottriel et Lucie McSorley, qui sont piégées dans la gueule d’un rorqual à bosse dans les eaux californiennes d’Avila Beach. En avril 2021, le skippeur Marino Gherbavaz est renversé par-dessus le bord de son voilier puis happé par un rorqual de Rudolphi (Balaenoptera borealis) à la poursuite de harengs, très abondants dans la baie d’Algoa (Afrique du Sud). En juin 2021, un certain Michael, pêcheur de homards étasunien passe quelques secondes dans la gueule d’un rorqual à bosse au large du Massachusetts. Pour achever cette liste, en février 2024, deux kayakistes imprudentes se font “engouffrer” par un rorqual à bosse qui s’alimentait dans la baie de San Luis Obispo, en Californie. Dans tous ces cas, il y eut plus de peur que de mal et tout le monde s’en est sorti indemne, humains comme cétacés.

Photo étonnante montrant le plongeur Rainer Schimpf “engouffré” par un rorqual à bosse dans les eaux sud-africaines au large de Port Elizabeth en mars 2019. Ce mégaptère était en train de se nourrir sur un banc de sardines en même temps qu’un petit troupeau de dauphins communs à long bec (Delphinus capensis) lorsqu’il a accidentellement happé Rainer Schimpf (capture d’écran Barcroft Animals/Archives ORCA, Canada).
Photo étonnante montrant le plongeur Rainer Schimpf “engouffré” par un rorqual à bosse dans les eaux sud-africaines au large de Port Elizabeth en mars 2019. Ce mégaptère était en train de se nourrir sur un banc de sardines en même temps qu’un petit troupeau de dauphins communs à long bec (Delphinus capensis) lorsqu’il a accidentellement happé Rainer Schimpf (capture d’écran Barcroft Animals/Archives ORCA, Canada).

Cachalots versus baleiniers

Lors des grandes campagnes cachalotières* étasuniennes du XIXe siècle, nombreux sont les marins qui ont péri en mer lors de poursuites et de harponnages de grands cachalots. Cette chasse à l’aviron et au harpon – à la main – était loin d’être facile et certains mâles solitaires (surnommés “cachalots combattants” par les baleiniers francophones et bad whale, rogue whale ou mad whale par les Américains) ont été de redoutables adversaires, certains s’étant même attaqués aux navires baleiniers jusqu’à les couler. Il existe toutefois certains rapports rédigés par les chirurgiens de bord relatant des cas de cachalots avalant des marins. Ainsi, le naturaliste bostonien Egerton Y. Davis s’était embarqué à bord du phoquier Toulinquet, armé à Saint-Jean-de-Terre-Neuve, comme chirurgien durant la campagne phoquière 1893-1894. Un jour, un membre de l’équipage eut la malchance de se trouver isolé sur un glaçon d’où il tomba dans l’eau, à proximité d’un gros cachalot très « énervé par la présence du navire ». Les marins aperçurent le malheureux matelot se « faire avaler par le cachalot, puis celui-ci fonça sur une petite goélette phoquière. Un coup heureux, tiré par le canon, disposé sur l’arrière, blessa mortellement le cachalot. » L’animal disparut de la vue et, le lendemain, les phoquiers retrouvèrent sa dépouille flottant entre deux eaux. Ils récupérèrent la carcasse et se mirent à la dépecer afin d’atteindre les poches stomacales. Avec un couteau, le chirurgien arriva à ouvrir cet organe qui dégagea une « puanteur suffocante ». Puis « un spectacle effroyable s’offrit à nos yeux. La poitrine du jeune homme avait été enfoncée, et cette grave blessure était, à elle seule, suffisante pour le tuer raide. Cependant, c’est l’aspect externe qui devait nous réserver les constatations les plus frappantes. La muqueuse gastrique du cachalot s’était appliquée sur le cadavre comme aurait pu faire le pied d’un gigantesque escargot. La figure, les mains et l’une des jambes, dont le pantalon avait été arraché, étaient fortement macérées et digérées en partie. »

Rorqual à bosse faisant surface bouche grande ouverte puis la refermant lors d’une précipitation alimentaire (clichés J.-P. Sylvestre).
Rorqual à bosse faisant surface bouche grande ouverte puis la refermant lors d’une précipitation alimentaire (clichés J.-P. Sylvestre).

En lisant les quelques rapports de cachalotiers américains et anglais, on peut noter d’autres cas de marins passés dans la bouche d’un cachalot. En 1832, le navire Hector est confronté, dans le Pacifique Sud, à un cachalot qui attaque le premier, puis mène un combat avec les cachalotiers pendant des heures, mâchonnant un officier qui, sérieusement blessé, parvient néanmoins à en réchapper. En mars 1863, le baleinier Peleg Nye tombe du navire « directement dans la gueule d’un cachalot » au large de l’archipel du Cap-Vert. Alors que ses compagnons le croient perdu à jamais, il est repêché vivant un peu plus tard. Le marin les informe que le cachalot « avait plongé en profondeur avant de le recracher ».

Grand cachalot mâle échoué sur la côte québécoise de la péninsule gaspésienne (cliché J.-P. Sylvestre).
Grand cachalot mâle échoué sur la côte québécoise de la péninsule gaspésienne (cliché J.-P. Sylvestre).

En 1892, le navire baleinier Neptune poursuit un cachalot combattant nommé Spotted Bob au large du cap Horn. Lors d’une tentative de harponnage, le cachalot finit par « broyer une baleinière* comme un œuf de goéland » puis avale Old Simms, un vieux marin aux décennies d’expérience baleinière derrière lui… et qui avait déjà été blessé par un cachalot quelques années auparavant. Un rapport de bord nous indique que « la victime semble avoir été spécialement choisie par le monstre ».

Une histoire de vengeance ?

Au cours des nombreuses expéditions cachalotières dans les océans Atlantique, Pacifique et Indien, nombreux ont été les marins qui ont disparu lors d’affrontements avec des cachalots. Si certains ont été “croqués” par des requins pélagiques attirés par le sang des cétacés, il est donc, comme l’explique l’éminent cétologue étasunien Robert Cushman Murphy, « assez vraisemblable que ces marins aient été absorbés au cours des combats que leur livrent les baleiniers [aux cachalots], lorsqu’une embarcation vient d’être fracassée. Beaucoup d’hommes ont disparu dans le naufrage de leur frêle bateau, et on peut supposer qu’ils n’ont pas tous coulé à pic. » D’ailleurs, c’est bien connu, certains cachalots blessés ou seulement dérangés étaient agressifs et pouvaient couler des navires baleiniers entiers (on parle ici de voiliers trois-mâts de plus de 30 m de long). Éprouvaient-ils un désir de vengeance ? Si oui, on peut penser que ces animaux perturbés étaient capables d’avaler un homme pour assouvir leur vengeance ! Pourquoi pas ?

Chasse au cachalot au xixe siècle. Natural History of the Sperm Whale de Thomas Beale, 1836 (Archives ORCA, Canada).
Chasse au cachalot au xixe siècle. Natural History of the Sperm Whale de Thomas Beale, 1836 (Archives ORCA, Canada).

Vivre dans le ventre d’une baleine

Les cétacés ne mâchent pas leurs proies, ils les avalent entièrement et laissent les trois poches gastriques les malaxer puis les digérer. Si un homme est avalé, accidentellement ou volontairement, par un cachalot, il doit dans un premier temps échapper aux dents et à la langue, puis être un excellent apnéiste afin de tenir assez longtemps face, non seulement au manque d’oxygène, mais aussi à la présence du méthane et autres gaz naturellement asphyxiants dont il est environné. Après quoi, il va falloir être robuste pour affronter les muscles du ventre de la première poche stomacale. Enfin, il faut avoir une bonne carapace épidermique pour supporter les puissants sucs gastriques. Si vous passez toutes ces étapes et que vous êtes indemne, il vous reste encore 300 m d’intestin à parcourir jusqu’à la sortie…

Squelette du grand cachalot au musée de l’institut de zoologie de l’université de Hambourg en Allemagne (cliché J.-P. Sylvestre).
Squelette du grand cachalot au musée de l’institut de zoologie de l’université de Hambourg en Allemagne (cliché J.-P. Sylvestre).

POUR EN SAVOIR PLUS

  • Budker P., 1957 – Baleines et Baleiniers, Horizons de France.
  • Ellis R., 2011 – The Great Sperm Whale, University Press of Kansas.
  • Hopkins-Loféron F., 2018 – “Dans le ventre de la baleine : voyages intérieurs et métaphore parasitaire dans la culture populaire”, Épistémocritique. Revue de littérature et savoirs, 17 (accessible ici : https://hal.science/hal-03371906).
  • Le Brun D., 2015 – Le mystère de la baleine blanche, Bibliomnibus Aventure.
  • Philbrick N., 2000 – La véritable histoire de Moby Dick, J.-C. Lattès.
  • Sennepin A., 2020 – L’incroyable victoire des cachalots dans leur guerre contre les baleiniers au XIXe siècle, éditions de L’Onde

LEXIQUE

*Baleinière : petite embarcation à propulsion par rames et par voile, embarquée à bord d’un navire baleinier et destinée à poursuivre, approcher et harponner les baleines.

*Campagne cachalotière : campagne baleinière spécialisée dans la chasse aux cachalots.

*Précipitation alimentaire : appelée également “saut alimentaire”. Ce comportement “aérien” conclut un parcours d’alimentation : lancé vers la surface à la poursuite des bancs de poissons, le cétacé est emporté par son élan et jaillit en partie au-dessus de l’eau.