J'ai le gène du Français !

Publié par Revue ESPÈCES, le 24 janvier 2024   520


Auteur

Guillaume Lecointre, professeur du Muséum national d’histoire naturelle

Cet article est issu du numéro 17 d'Espèces - Septembre 2015 avec l'aimable autorisation de l'auteur. Je m'abonne !




Bon, je suis allé voir Jurassic World paru sur les écrans français en juin 2015, le dernier volet de la série de films à grand spectacle initiée par Jurassic Park. On ne boude jamais son dino à l’écran ! Mais je ne m’attendais tout de même pas à pouffer de rire ! Le dinosaure hybride, Indominus rex, sorte de créature à la Frankenstein, créée de toutes pièces par l’équipe de généticiens à partir de plusieurs espèces, est une véritable terreur partie en vadrouille dans la forêt et qu’on ne contrôle plus. L’idée des gestionnaires du parc est de le stopper en lançant à ses trousses une troupe de vélociraptors semi-domestiqués, prédateurs efficaces parce qu’ils chassent en meute, coordonnés par des cris. Une fois les vélociraptors face au monstre hybride, ils communiquent par les cris qu’ils poussent pour préparer l’assaut. Mais là, surprise, le monstre les “comprend” et leur répond. Les humains, qui surveillent la scène non loin de là, sont stupéfaits : ils s’attendaient à une attaque. Et voilà nos dinosaures qui discutent et qui, finalement, font volte-face et pourchassent les humains. L’explication qui en est rendue, c’est que le dinosaure hybride porte en lui des gènes de Velociraptor. Voilà la raison pour laquelle il comprend leur langage sans pourtant avoir été élevé parmi eux ! C’est d’ailleurs précisé antérieurement dans le film : cet hybride est juste sorti d’un œuf dans un laboratoire, il n’a pas vécu parmi les dinosaures. Voilà donc un organisme vivant qui comprend ses congénères quand ils causent, parce qu’il a leurs gènes. Moi qui n’ai jamais été doué en langues étrangères, j’ai donc compris que j’allais pouvoir m’inscrire à une thérapie génétique pour pouvoir écrire mes articles directement en chinois pour la future version chinoise de votre trimestriel préféré, Espèces ! Bon, le réductionnisme génétique baignait déjà Jurassic Park, le roman original de Michael Crichton… mais nous étions en 1990 !

Le réductionnisme génétique est l’idée naïve selon laquelle une caractéristique ou une capacité de l’organisme, même très intégrée, est directement, voire entièrement déterminée par un ou plusieurs gènes. C’est la culture du “gène-régisseur”, qui accompagne celle du “gène-maître” et aussi le “gène-notaire” (ou “gène-greffier”), en dehors duquel il ne pouvait y avoir d’autre hérédité dans une biologie de la deuxième moitié du xxe siècle. Laquelle est largement dépassée, de nombreux livres et revues l’attestent. Mais elle continue d’être enseignée, et d’être populaire ! En effet, depuis une quinzaine d’années, le gène est passé du statut de notaire tout puissant, instructeur régissant à la fois tout ce qui se passe dans l’organisme présent et tout ce qui va être légué à la descendance, au statut de partenaire ne générant que des impulsions. Certes, les mutations qu’il subit ont toujours des effets reconnus (quoique la plupart soient sélectivement neutres), mais dans un contexte qui se complique.

Première idée, on reconnaît aujourd’hui qu’il n’y a pas que le “message génétique” de l’ADN qui soit transmis à la génération suivante : il y a aussi des empreintes épigénétiques. Il s’agit de marques non inscrites dans la séquence d’ADN, liées à l’empaquetage (l’état de la chromatine), des modifications chimiques secondaires (méthylations, acétylations de l’ADN), la présence de micro-ARNs. Par exemple, chez les insectes sociaux comme les fourmis ou les abeilles, les reines donnent naissance à des clones génétiques, mais dont les profils de méthylation sont différents, donnant alors naissances aux différentes castes (soldats, ouvriers, etc.). Les marques épigénétiques influencent aussi la fertilité, la longévité, la résistance aux maladies, certains comportements, et la liste n’est pas close ! Mais la transmission se fait encore à d’autres niveaux d’intégration de l’organisme. Certains gènes ont un profil d’expression qui laisse une mémoire dans la cellule alors que les facteurs de transcription qui le déclenchent ne sont plus là. Aujourd’hui l’héritabilité non génétique n’est plus à démontrer, elle concerne les comportements socialement transmis comme les techniques d’accès à la nourriture chez les chimpanzés ou les trajets migratoires chez les poissons des récifs coralliens. Le rôle de ces capacités d’apprentissage est considérable. Des capacités techniques sont modifiables ; elles sont apprises (d’un individu à un autre) et donc transmissibles. Il n’en faut pas plus pour qu’elles puissent donner prise à la sélection. Elles ont été décrites très tôt chez le macaque japonais (Macaca fuscata) et, depuis, les exemples se multiplient : baleine à bosse (Megaptera novaeangliae), grand dauphin (Tursiops truncatus), orque épaulard (Orcinus orca), cachalot (Physeter catodon), etc. Rien que chez le chimpanzé (Pan troglodyles), depuis cinquante ans, on a recensé 39 comportements culturels transmis, distincts d’une région à l’autre, parmi lesquels figurent des techniques d’ouverture de noix ou de pêche aux insectes, l’utilisation de feuilles, de baguettes, etc. Il arrive même que l’évolution dite “culturelle” pilote la diversité et l’évolution génétiques. Par exemple, on a pu montrer que chez les populations humaines d’Asie centrale, au point de jonction entre les langues turques et les langues indo-iraniennes, étonnamment, les langues structurent davantage la diversité génétique humaine que la géographie. Dans ce cas, la langue fonctionne comme une barrière aux échanges génétiques. Il en va de même des castes en Inde, ou des religions en Hollande. Bref, le gène n’a plus le monopole de la transmission, et comme Indominus a été mal élevé, il y a très peu de chances qu’il ait su causer spontanément la langue de Velociraptor.

Autre idée majeure, on reconnaît de mieux en mieux que l’environnement intervient dans ce que va “faire” un gène, jusqu’à le contrôler. On parle de “plasticité”, lorsque la forme des feuilles d’un arbre change selon la chimie du sol et la disponibilité en eau, ou que certains papillons de la même espèce sortent de leur chrysalide avec des couleurs complètement différentes selon que l’environnement est sec ou humide. La théorie synthétique de l’évolution du milieu du xxe siècle voyait l’environnement comme filtre sélectif externe des phénotypes* ; aujourd’hui l’environnement est un partenaire dans la réalisation d’un choix limité de phénotypes sur lesquels la sélection continue d’agir. Mais il y a pire. En fait, les gènes font n’importe quoi, et c’est l’environnement qui stabilise le résultat ! Depuis 2002, le caractère foncièrement stochastique* de l’expression génétique est expérimentalement démontré. Les modèles d’expression génétique intégrant le hasard décrivent mieux ce qui se passe dans une cellule que les modèles mécanistes des années 1960-70. Finalement, la reproductibilité d’un résultat de l’expression des gènes n’est pas tant due au fait que le gène contrôlerait tout, elle est davantage due au fait que des milliards d’acteurs – chacun avec son degré de liberté à petite échelle – créent un phénomène reproductible à grande échelle. Soyons plus précis : les interactions cellulaires et les facteurs environnementaux sont finalement les stabilisateurs d’une expression génétique aléatoire. Cette vision est en train de bouleverser notre appréhension du cancer ; et les nouvelles thérapies qui en découleront sauveront des vies. Le gène et les mutations qu’il subit ne sont pas niés ou battus en brèche, ils sont seulement replacés dans un rouage complexe où leur expression est fondamentalement aléatoire, et donc où le hasard reprend sa place à toutes les échelles de l’organisme, où l’environnement proche ou plus lointain stabilise leur expression, où leurs effets sont dilués, où ils sont des partenaires qu’il faut gérer. Tout le contraire du “gène” de la langue des Velociraptors !

Glossaire

Phénotype : ensemble des caractères visibles d’un organisme.

Stochastique : dans ce contexte, se dit de phénomènes aléatoires qui ne s’analysent qu’en termes statistiques (et non par des lois).

Pour en savoir plus

  •   Capp J.-P., 2015 – “Cancer : ces cellules qui perdent le contact”. Pour La Science, nº450, avril 2015, p. 36-43.
  •   Collectif, 2013 – Dossier “L’hérédité sans gènes”, Pour La Science, n° 81, décembre 2013.
  •   Kupiec J.-J., Gandrillon O., Morange M. et Silberstein M., 2009 – Le hasard au cœur de la cellule. Éditions Matériologiques, Paris.
  •   Laland K. et al, 2014 – “Does Evolutionary theory need a rethink ?” Nature, nº 514, octobre 2014, p. 161-164 (doi :10.1038/514161a).