Alcool : "Pour protéger la santé publique, il faut agir comme avec le tabac"
Publié par Ombelliscience -, le 21 novembre 2018 7.2k
Au mois d'octobre, un groupe de médecins a adressé une lettre ouverte à la ministre en charge de la santé pour alerter sur la nécessité, selon eux, de mettre en place une politique de prévention plus ambitieuse pour réduire l'impact de l'alcool sur la santé publique.
"Cet avis reflète bien celui de la communauté scientifique et médicale", remarque Mickael Naassila, professeur à l'Université Picardie Jules Verne et directeur du Groupe de recherche sur l'alcool et les pharmacodépendances (GRAP). Ombelliscience l'a rencontré dans son laboratoire.
Impact sanitaire d'une drogue légale
"On sait depuis longtemps que l'alcool a des conséquences désastreuses sur la santé" rappelle Mickael Naassila. "L'alcool est cancérogène, neurotoxique, provoque des maladies cardiovasculaires, des maladies du foie, des troubles mentaux et perturbe le système immunitaire". À ces effets long terme s'ajoutent les divers comportements à risque, accidents et violences, ainsi que le risque de coma éthylique en cas d'alcoolisation importante. Par ailleurs, il est bien connu que l'alcool met en danger le fœtus durant la grossesse. Étant donnés ses effets délétères et la dépendance qu'il peut entraîner, l'alcool constitue de fait une drogue comme une autre.
En cause : la molécule "alcool", ou éthanol. Quelle que soit la boisson alcoolisée, on retrouve cette même molécule, responsable de l'ivresse. Il en découle que c'est avant tout la quantité d'alcool pur consommé qui détermine l'ampleur des dommages, et non le type de boisson. Les risques augmentent exponentiellement avec la consommation. Cela concerne aussi le vin, parfois mis à part : "il s'agit d'un alcool comme un autre, et les études montrent aujourd'hui clairement que ses éventuels effets protecteurs ne compensent pas ses effets nocifs, même pour une faible consommation", souligne Mickael Naassila. Rappelons que l'idée selon laquelle un verre de vin par jour serait bon pour la santé repose en partie sur un biais méthodologique des études qui comparaient des consommateurs modérés à des abstinents, dont d'anciens grands consommateurs ayant arrêté pour raison de santé (effet "sick quitter").
À l'échelle de la France, l'impact sanitaire est considérable. Le Centre international de recherche sur le cancer estime que l'alcool était responsable de 8 % des cancers en 2015, avec à la clé 15 000 décès environ. Toutes causes confondues, les analyses les plus récentes attribuent à l'alcool autour de 49 000 décès prématurés. Ainsi, il s'agit du 2e plus grand responsable de mortalité évitable, derrière le tabac. Il faut également compter les années de vie passées en mauvaise santé, la perte de productivité et les dépenses de santé associées, contribuant à un coût social de l'alcool évalué à 120 milliards d'euros.
Une priorité : réduire la consommation
Les dommages causés par l'alcool augmentent de façon exponentielle avec la quantité consommée par jour. Comme l'a récemment confirmé une grande étude à l'échelle mondiale, on ne peut pas établir de niveau de consommation qui soit sans risque pour la santé. Dès lors, l'enjeu de santé publique se situe clairement dans la réduction de la consommation pour réduire les risques.
Si la consommation d'alcool en France a beaucoup diminué ces dernières décennies (-55 % entre 1961 et 2017), le pays se situe toujours dans le peloton de tête au niveau mondial avec une consommation annuelle équivalente à 2 verres et demi par jour par adulte en moyenne. Bien entendu, les quantités et les modalités de consommation varient largement au sein de la population. En particulier, le fait de boire de l'alcool quotidiennement concerne davantage les hommes et quasi uniquement les plus de 50 ans. Les jeunes sont quant à eux les plus susceptibles de consommer de grandes quantités d'alcool ponctuellement.
La commercialisation d'alcool est réglementée, avec notamment plusieurs mesures visant à en restreindre l'accès pour les mineurs. La loi Évin de 1991 limite la publicité pour les boissons alcoolisées. Ces dispositions sont accompagnées par un discours public avertissant sur les dangers de l'alcool. En 2016, sous impulsion ministérielle, un groupe d'experts a été constitué par Santé Publique France et l'Institut national du cancer pour faire le point sur le discours des instances officielles sur l'alcool. Ce travail a abouti à un avis d'experts avec 10 recommandations pour améliorer la prévention.
En particulier, le groupe d'experts propose de remplacer l'avertissement "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé", par une nouvelle formulation qui reflète que toute consommation entraîne un risque. En cohérence avec cela, il est conseillé de parler de repères de consommation plutôt que de seuils, afin de ne pas sous-entendre que le risque disparaît en dessous d'une certaine limite. Ces repères doivent par ailleurs être revus à la baisse : 2 verres par jour, 4 verres pour les occasions spéciales et 10 verres par semaine. L'avis insiste aussi sur le fait que, du point de vue de la santé publique, il serait plus approprié de taxer les boissons alcoolisées proportionnellement à la quantité d'alcool qu'elles contiennent. Ce n'est absolument pas le cas actuellement, comme l'avait relevé la Cour des comptes en 2016.
Finalement, les leviers d'une politique de santé publique efficace sont connus : régulation de la publicité, augmentation des taxes, actions de prévention... mais il faut compter sur un certain nombre d'obstacles. "En matière de politique publique, on a dix ans de retard sur le tabac", estime Mickael Naassila. En effet, si les dommages engendrés par l'alcool et le tabac sont comparables, la réaction des pouvoirs publics n'est pas la même, ce qui peut s'expliquer par l'importance de l'alcool dans la culture française. Le risque n'est pas bien perçu par la population : seulement une personne sur dix pense que l'alcool est nocif dès le premier verre, et deux personnes sur trois pensent que l'alcool cause moins de cancers que la pollution. De plus, étant donnés les enjeux économiques, les acteurs français des filières de production et de distribution d'alcool sont naturellement opposés aux mesures visant à diminuer la consommation. Le souci simultané de protéger la santé publique et de promouvoir le patrimoine culturel crée une ambiguïté du discours public bien identifiée par les citoyens.
Mieux comprendre pour mieux prendre en charge
En dehors des mesures de prévention, se pose la question de la prise en charge des personnes atteintes de trouble d'utilisation de l'alcool (TUAL) dans le système de santé. Cette appellation regroupe l'ensemble des comportements délétères, du mésusage à la dépendance. Ainsi, le TUAL couvre des modalités et motivations de consommation qui diffèrent largement, avec des profils également variables. Malgré cette hétérogénéité, Mickael Naassila y voit une cohérence : "les jeunes les plus portés à l'abus ponctuel d'alcool sont aussi ceux qui sont les plus à risque de consommation chronique et de dépendance plus tard". Au GRAP, on étudie entre autres le binge drinking, ou alcoolisation ponctuelle importante (au moins 4 ou 5 verres en moins de 2h). Leurs recherches ont montré des effets sur le cerveau et la mémoire, au travers d'expériences in-vitro et chez l'animal, mais aussi d'observations chez l'humain. Les chercheurs ont également développé un protocole expérimental d'alcoolisation volontaire chez le rat, permettant de faire des analogies pertinentes avec le cas humain.
L'une des difficultés avec le TUAL, c'est que seule une faible part des consommateurs concernés sont repérés et bénéficient d'une prise en charge adaptée. C'est aussi le cas chez certains patients pris en charge pour un autre problème de santé où le diagnostic de TUAL est primordial : pour la dépression, l'alcool peut être impliqué dans la sévérité des symptômes, et pour le cancer, il peut entre autres compromettre l'efficacité des traitements. Malheureusement, en plus du manque de formation des professionnels de santé, une forme de déni et de tabou demeure autour de l'alcool, de nombreuses personnes ne considérant pas avoir besoin d'aide. Cela est regrettable car il existe des solutions : pour les personnes dépendantes par exemple, certains traitements aident à rester sobre ou à diminuer sa consommation. Toutefois, l'efficacité des médicaments et des psychothérapies varie de façon complexe selon les patients, en fonction de nombreux facteurs, y compris génétiques. Pour cette raison, Mickael Naassila est partisan de la médecine de précision, consistant à "prescrire le bon traitement au bon patient, au bon moment".
La poursuite de la recherche et la sensibilisation des professionnels de santé devrait permettre d'améliorer le repérage et la prise en charge du TUAL. En parallèle, des mesures de prévention et de réglementation plus agressives seraient nécessaires pour réduire les dommages à la santé publique et informer la population sur l'ampleur des risques liés à l'alcool selon le niveau de consommation.
Théo Mathurin