Comment penser l’inconcevable ? Comprendre l’usage de la science-fiction pour philosopher l’avenir de la planète
Publié par Ombelliscience -, le 15 juin 2020 2.1k
La littérature de fiction cherche à raconter le monde, mais aussi à faire sens du monde. Elle explique, elle invente, elle devine. La littérature dévoile des problèmes et aide parfois à les résoudre. En invitant le lecteur à participer, elle lui permet de mieux percevoir le monde et d’agir sur lui pour le transformer.
Mais la littérature a-t-elle un champ d’action limité ? Peut-elle s’intéresser à tous les sujets avec une même efficacité ? Certaines questions lui sont-elles inaccessibles ? Si la littérature peut nous révéler comment vivaient les mineurs de charbon du bassin minier au XIXe siècle, par exemple, et provoquer en ses lecteurs un sentiment d’empathie qui peut aboutir à la prise d’actions concrètes, peut-elle également nous parler de problèmes plus complexes comme le changement climatique, objet conceptuel dont les multiples facettes défient l’entendement ?
C’est ce que je vais tenter d’éclairer, d’abord en regardant certains modes d’action de la littérature traditionnelle, quelques caractéristiques de problèmes enchevêtrés comme le changement climatique, puis en m’intéressant à la science-fiction, forme littéraire au fonctionnement original qui permet de penser différemment le monde, de le philosopher en oubliant les contraintes imposées par la littérature réaliste.
La littérature pense le monde depuis toujours, parfois tout simplement en le décrivant. Les courants littéraires du réalisme puis du naturalisme cherchaient à présenter le monde de protagonistes, provenant des classes moyennes ou basses, de la manière la plus exacte possible au moyen de différentes techniques littéraires comme l’effet de réel. Des auteurs comme Émile Zola ou Gustave Flaubert mettaient en lumière la vie d’individus normaux dans des contextes courants, mais potentiellement inconnus des populations qui lisaient ces romans.
La littérature féminine de l’ère révolutionnaire rendait compte de la situation des femmes de l’époque, comme le Delphine de Madame de Staël ou les œuvres de la protoféministe Olympe de Gouges.
Ces romans et bien d’autres offraient à leurs lecteurs la possibilité d’entrer dans des mondes inconnus, tels que celui des mineurs de charbon ou celui des femmes dans une société patriarcale. S’il est extrêmement compliqué de mesurer précisément les effets du Germinal d’Émile Zola sur l’opinion publique de l’époque ou si les hommes qui lisaient les romans de Madame de Staël gagnaient plus de considération pour les femmes de leur vie, on peut toutefois concevoir la possibilité de tels effets.
On peut sans danger faire un pas de plus, et penser que le changement de la société était l’objectif (avoué ou non) de ces auteurs. En présentant ces vies difficiles, voire impossibles, au plus grand nombre, on informait une population qui ne pourrait plus prétendre l’ignorance. Maintenant qu’elle savait, elle avait l’impératif moral de prendre les mesures nécessaires à la résolution de ces problèmes. La littérature avait donc un devoir de vérité, un impératif d’objectivité. L’allégorisation devenait dangereuse, elle s’apparentait trop au mensonge.
La littérature informe, la littérature influence, la littérature transforme.
Mais la littérature peut-elle penser l’inconcevable ? Peut-elle travailler des sujets plus complexes ? En cherchant à présenter le monde de la manière la plus exacte et objective possible, la littérature réaliste doit obéir à des codes stricts et ne peut donc montrer que des choses connues par l’auteur.
De même, pour des raisons pratiques, elle peut avoir tendance à n’étudier qu’un instant T dans un espace clos ou un unique personnage sur une longue période. Souvent psychologisant, le roman réaliste peut étudier son sujet sous de nombreux aspects, mais l’analyse sera toujours circonscrite à certaines limites comme celles de l’individu.
Comment alors s’intéresser à des questions bien plus vastes comme le réchauffement climatique ? Il est intéressant ici d’introduire un concept philosophique permettant de caractériser les objets d’étude les plus complexes : l’hyperobjet.
Pour le philosophe Tim Morton, il s’agit d’un objet si vaste, tant sur les plans spatiaux que temporels, qu’il devient insaisissable. (Une définition claire donnée par l’auteur se trouve sur ce lien : « Hyperobjets ».) Il donne dans son livre plusieurs exemples, comme le CO2, le changement climatique ou la biosphère. Ce sont tous des « objets » à l’existence réelle, mais qui sont impossibles à pointer précisément du doigt ou à appréhender dans un seul et même temps dans toute leur complexité. Leur ampleur est telle qu’elle peut même devenir anxiogène.
Le Français Bruno Latour parle lui d’objets échevelés et s’intéresse particulièrement aux relations que tissent entre eux les objets. Il met l’accès sur l’interdépendance de toutes choses, sur l’infinie complexité de leurs interactions.
Ces deux concepts permettent d’approcher de manières différentes ces problèmes. Comment faire sens du lien entre notre vie de tous les jours et la fonte des glaciers, par exemple ? Est-il possible d’accepter que tourner la clé de contact de sa voiture ait un effet minime, mais bien réel, sur la montée du niveau des mers ? En considérant de telles questions différemment, ces deux philosophes peuvent commencer à percevoir leur complexité et tenter d’éclairer certaines de leurs facettes. Mais la littérature de fiction peut-elle elle aussi s’en saisir pour les comprendre, au moins dans leurs dimensions humaines ?
Selon l’écrivain indien Amitav Ghosh, ceci est impossible, car la littérature reste bien souvent trop attachée aux personnages et aux situations locales. Dans son livre The Great Derangement (Le Grand Dérangement) il explique que, si la fiction moderne peut analyser la conscience avec beaucoup de profondeur, son attachement aux temporalités humaines l’empêche de percevoir les risques du réchauffement planétaire, par exemple.
Une proposition censée, celle du critique littéraire Timothy Clark, est de changer notre façon de lire. Dans son livre Ecocriticism on the edge : The Anthropocene as a Threshold Concept (L’Écocritique au bord du gouffre : l’Anthropocène comme concept seuil) il propose de lire la fiction non plus sur deux échelles, celle de l’individu (lecture psychologisante ou qui s’intéresserait aux relations d’un personnage avec son entourage, par exemple) et celle de la société (le contexte spatial et historique de l’histoire), mais sur trois échelles, ajoutant celle de la Terre tout entière et sur toute son histoire.
Ainsi, Germinal serait l’histoire d’Étienne Lantier (première échelle), celle du syndicalisme minier au XIXe siècle en France (deuxième échelle), mais aussi celle du réchauffement planétaire directement causé par le charbon, et ce sur les siècles à venir, ainsi que celle de l’espèce humaine au moins depuis la découverte du feu (troisième échelle).
Autrement dit, si une telle lecture peut effectivement nous transformer ou nous influencer, elle ne peut pas directement nous informer. Pour s’ouvrir à ces problèmes enchevêtrés, pour étudier ces hyperobjets, la littérature ne peut donc pas se cantonner au réalisme traditionnel. Pour que la fiction puisse avoir une chance de faire sens de ces questions, il lui faut utiliser d’autres modes créatifs.
La proposition de la science-fiction est double : explorer l’avenir depuis le présent au moyen d’expériences de pensée littéraires et philosophiques et étudier le présent en métaphorisant l’avenir. Elle peut allégoriser le difficilement concevable voire même l’impensable. Mais si elle permet d’explorer des mondes qui n’existent pas, elle garde tout de même un ancrage certain dans le réel.
Pour le critique littéraire croate Darko Suvin, la caractéristique principale de la science-fiction est la distanciation cognitive. Étudiée principalement dans son œuvre majeure Pour une poétique de la science-fiction, elle peut se résumer en deux points :
1) il y a toujours, dans la science-fiction, au moins une pièce nouvelle (un novum) qui n’existe pas dans le monde réel
2) il existe un cheminement logique et rationnel qui peut expliquer son apparition.
Ainsi, le voyage interstellaire est science-fictionnel, car s’il n’est pas encore possible de voyager entre les étoiles, cela est concevable dans un avenir plus ou moins lointain, mais le Dracula de Bram Stoker ne l’est pas, car son apparition n’est pas due à la science, mais à la magie.
Monopolisant ainsi la rationalité autant que l’imagination pour développer ses idées, les expériences de pensée de la science-fiction partagent de nombreux points communs avec celles de la philosophie et lui permettent d’adopter un point de vue large à la fois sur le plan spatial et sur le plan temporel. N’étant pas forcée de respecter un cahier des charges précis et limité, celui du réalisme, elle peut s’aventurer en territoires inconnus et en tirer des enseignements. Elle peut donc chercher des moyens d’appréhender des hyperobjets normalement inaccessibles.
Pour terminer, voici un exemple tiré de mes recherches, la nouvelle « Plus vaste qu’un empire » de l’autrice américaine Ursula Kroeber Le Guin, publiée en 1971 dans sa version originale, en 1975 en français et dans une traduction révisée en 2018 dans le recueil Aux douze vents du monde aux éditions Le Bélial.
« Plus vaste qu’un empire » est une nouvelle de science-fiction classique dans sa forme. Elle concerne une expédition scientifique composée de plusieurs spécialistes en différentes disciplines comme la physique, la biologie ou la médecine, partie explorer une planète très éloignée.
L’un des membres de l’équipage a un rôle moins traditionnel : c’est un empathe, il peut percevoir clairement les émotions de tout animal suffisamment développé. Ainsi, il est chargé de mesurer les réactions émotionnelles des êtres vivants qui pourraient être rencontrés, talent utile en cas de contact avec des espèces extraterrestres.
Très vite, l’expédition se rend compte que la planète visitée, si elle est recouverte de végétation, ne dispose d’absolument aucune espèce animale. Au fil de l’histoire, l’équipage découvre un réseau de racines qui connecte l’ensemble de la planète pour en quelque sorte former un seul être.
L’empathe de l’équipe finit par capter un signal : c’est la planète-forêt et son émotion est la peur. La planète, qui semble disposer d’une certaine forme de conscience, est terrifiée par la présence de cet autre, l’humain, qui explore sa surface, probablement avec des ambitions colonisatrices.
La conclusion de la nouvelle donne une certaine lueur d’espoir, peut-être un idéal, dans le sens où cette peur est acceptée et transcendée par l’empathe, qui « intègre » la planète-forêt et apprend à l’aimer.
La peur : n’est-ce pas une émotion que l’on pourrait prêter à l’hyperobjet Terre aujourd’hui, non seulement à la planète elle-même, mais aussi à tous ses habitants, humains ou non ? Il ne s’agit évidemment pas ici de prêter directement cette émotion à la planète et à tous ses habitants, mais simplement d’approcher au moyen de l’émotion un problème pratiquement insaisissable à l’intellect.
Comme l’indique le narrateur de la nouvelle, « ce n’était pas là le vocabulaire de la raison ». Ni de la littérature réaliste traditionnelle. C’est celui de l’art, ou celui d’un genre qui préfère assumer totalement son rôle fictionnel plutôt que la vraisemblance pour ainsi obtenir une première approche métaphorisée de problèmes difficiles à concevoir : la science-fiction. L’un des objectifs d’une telle nouvelle serait donc de stimuler l’empathie du lecteur envers la planète et ses habitants, d’ouvrir une voie qui lui permettrait de concevoir différemment son milieu.
Dans ma thèse, j’étudie un corpus d’œuvres de science-fiction particulier : des utopies écologiques. Il s’agit d’explorer plusieurs avenirs possibles où l’humain et la planète auraient gagné le combat, pour ainsi dire, mais aussi d’explorer le sentiment de responsabilité. Je m’intéresse tout particulièrement à l’empathie. Je lis ces ouvrages de plusieurs manières, bien sûr, mais un mode de lecture intéressant est de les considérer comme des mémoires de peuples qui n’existeront peut-être jamais. Quels effets ont-ils sur leurs lecteurs ? Le travail d’imagination qu’ils impliquent peut-il stimuler notre sens de la responsabilité envers les générations à venir ?
Article réalisé par David Creuze dans le cadre la mission doctorale "science société" mise en place par Ombelliscience et l'Université de Lille.
David est doctorant en 2ème année de thèse (financée par l’ED SHS de l’ULille) en Littératures anglophones Archéologie et Histoire (2018-2021) au sein du laboratoire CECILLE – URL 4074 – Université de Lille – sous la direction de Thomas Dutoit (PR).
Sujet de thèse : « Les expériences de pensée écologiques dans les utopies critiques : pratique littéraire, "basse théorie" et modèles de transition environnementale. »
Références
Clark, Timothy. Ecocriticism on the edge: the anthropocene as a threshold concept. London, New York: Bloomsbury Academic, 2015.
Ghosh, Amitav. The great derangement: climate change and the unthinkable. Chicago, Londres : The University of Chicago Press, 2016.
Guin, Ursula K. « Plus vaste qu’un empire », dans Aux douze vents du monde. Saint-Mammès : le Bélial, 2018.
Latour, Bruno, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie. Paris : Éd. La Découverte, 1999.
Morton, Timothy. Hyperobjets : philosophie et écologie après la fin du monde. Saint-Étienne : Cité du design, 2018.
Suvin, Darko. Pour une poétique de la science-fiction : études en théorie et en histoire d’un genre littéraire. Montréal : Presses de l’Université du Québec, 1977.
Staël, Madame de. Delphine. Paris : Gallimard, 2017.
Stoker, Bram. Dracula. Paris : J’ai lu, 2005.
Zola, Émile. Germinal. Paris : Fasquelle, 1983.